Changer les frontières des Balkans : un « non paper » qui bouleverse la région

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Dépecer la Bosnie-Herzégovine, réunir l’Albanie et le Kosovo... Entre commentaires affolés et démentis maladroits, le non paper diffusé par la Slovénie n’en finit plus de secouer les Balkans. À Sarajevo, on s’inquiète surtout de l’assourdissant silence des autres pays européens. Tour d’horizon régional.

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Par Jean-Arnault Dérens (avec Aline Cateux, Belgzim Kamberi, Dimša Lovpar, Ilda Mara, Jasna Tatar-Anđelić)


Cet article est publié avec le soutien de la Fondation Heinrich Böll (Paris)


Le non paper de Janez Janša réveille de bien mauvais souvenirs en Bosnie- Herzégovine où le dernier conflit n’est jamais très loin dans les mémoires. L’ancien président du Conseil des ministres Denis Zvizdić compare ce document au fameux mémorandum de l’Académie serbe des sciences et des arts (SANU) qui, « lui non plus, semblait n’engager à rien, avant qu’on ne s’aperçoive qu’il a finalement été à l’origine de crimes de masse, de déportations et finalement de génocide ». Le non paper est unanimement perçu à Sarajevo comme une ingérence extérieure dans les affaires de la Bosnie-Herzégovine, lourde d’une vraie menace de déstabilisation.

Par contraste, Milorad Dodik, l’homme fort de la Republika Srpska, s’est bien évidemment saisi du cadeau inestimable que vient de lui faire le Premier ministre slovène. Alors qu’il assistait à un exercice militaire en compagnie du président serbe Vučić, le membre serbe de la Présidence tripartite bosnienne a déclaré que « la dissolution pacifique de la Bosnie-Herzégovine [était] la seule solution viable et elle finira probablement par se réaliser », tout en ajoutant qu’il n’était « pas pour la modification des frontières inter-entités qui ont été établie par un accord de paix ».

En Croatie, le gouvernement a expliqué qu’il convenait de rester prudents sur l’authenticité des non papers, tandis que le ministre des Affaires étrangères rappelait la position officielle de Zagreb, soit « un soutien inconditionnel à la stabilité et à l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine en tant qu’État dont tous les citoyens jouissent de droits égaux ». Par conséquent, explique Gordan Grlić Radman dans une interview accordée au quotidien Dnevni Avaz de Sarajevo, « nous soutenons les fondements constitutionnels de la Bosnie-Herzégovine, tout comme celle-ci peut compter sur nous comme partenaire privilégié dans ses efforts d’intégration à l’UE ».

Le non paper de Janez Janša fait cependant grincer quelques dents à Zagreb. En effet, les autorités croates avaient envoyé il y a quelque temps leur propre non paper à Bruxelles, proposant de mettre « tout en œuvre pour aider à résoudre la crise bosnienne ». Or, certains médias, comme le quotidien autrichien Der Standard, n’hésitent pas à qualifier cette entreprise « en apparence noble, de manœuvre politique pour aider le HDZ-BiH et son dirigeant Dragan Čović ». En effet, le parti nationaliste croate de Bosnie-Herzégovine souhaite ancrer encore davantage son pouvoir dans certaines circonscriptions, tout en conservant un droit de veto sur toute modification des lois électorales au niveau national. « Quand les nationalistes croates parlent de modifier la loi électorale, ils rappellent en fait toujours leur volonté d’obtenir leur propre part de la Bosnie-Herzégovine, ce qu’ils appellent l’Herceg Bosna. En effet, ils veulent un partage ethnique du pouvoir politique », précise Der Standard tout en rappelant que cette position est soutenue par plusieurs autres membres de l’Union, pas seulement la Slovénie…

Certains médias bosniens comme N1 ont toutefois relayé les propos du président croate Zoran Milanović, très agacé, qui a qualifié ce non-paper de « big shit », supposant une ingérence insupportable. Enfin, Radio Sarajevo relaie l’appel du parlementaire européen bulgare Ilhan Kyuchyuk (DPS-ALDE) qui appelle à une réaction forte de l’Union européenne face à ce document qui selon lui mène potentiellement à la déstabilisation voire à la guerre. Beaucoup en Bosnie-Herzégovine dénoncent en effet l’inquiétant silence européen, qui pourrait signifier que certains cercles à Bruxelles ne voient pas le document slovène d’un si mauvais œil.

Non paper ou pas ?

Mais ce fameux non paper existe-t-il bien ? Le Président serbe Aleksandar Vučić a prétendu qu’il n’avait vu « aucune carte ni aucun plan » visant à changer les frontières dans les Balkans. « Et le fait que certains veuillent l’attribuer immédiatement à la Serbie en dit long sur eux, je pense à certains cercles au Monténégro, en Bosnie-Herzégovine et à Zagreb », a-t-il déclaré sur la chaîne B92, sans préciser davantage qui seraient ces mystérieux cercles. « Je ne peux pas être d’accord avec l’unification du Kosovo et de l’Albanie, je dois respecter l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine », a précisé Aleksandar Vučić, se disant favorable au maintien des frontières existantes.

Ce même vent de complotisme souffle en Macédoine du Nord. En effet, Hristijan Mickoski, le chef du VMRO-DPMNE (opposition conservatrice) a déclaré le 16 avril dans une interview accordée à Channel 5, qu’il s’était entretenu avec Janez Janša, et que celui-ci lui avait déclaré qu’il n’était pas à l’origine du moindre non paper visant à redessiner les frontières des Balkans. Par contre, le Premier ministre slovène lui aurait fait une révélation : un tel document existerait bien, mais ses auteurs ne seraient autres que les eurodéputés sociaux-démocrates Tanja Fajon (Slovénie) et Tonino Picula (Croatie), ainsi que le Premier ministre macédonien Zoran Zaev, lui aussi social-démocrate…

En réaction, rapporte Nova TV, le ministre des Affaires étrangères Bujar Osmani a appelé le chef du VMRO-DPMNE à ne pas introduire de spéculations sur le non-paper dans le débat politique intérieur, car cela pourrait nuire à nos relations avec la Slovénie, pays ami de la Macédoine du Nord. Bujar Osmani a déclaré qu’il s’était entretenu avec le ministre slovène des Affaires étrangères Andrej Logar, et que celui-ci l’avait assuré que le Premier ministre Janša n’était pas à l’origine du document controversé et qu’il n’y avait pas de changement dans la politique de la Slovénie à l’égard de la Macédoine du Nord ni de la région dans son ensemble.

Par contre, en Albanie, le Premier ministre Edi Rama a confirmé, dans un entretien accordé samedi soir à la chaîne Vizion+, qu’il avait bien vu la carte de la Grande Albanie et de la Grande Serbie, qui lui ont été montrées par le Premier ministre slovène Janez Janša. Edi Rama a cependant démenti avoir rendu publique cette carte qui redessinerait les frontières des Balkans. Le Premier ministre albanais a également affirmé qu’il était opposé à tout échange de territoires entre la Serbie et le Kosovo. « J’ai parlé d’une chance historique à saisir, pas d’un échange de territoires, mais de la conclusion d’un accord entre Serbes et Albanais du Kosovo. Je n’ai jamais soutenu cette idée d’échange de territoires. Ce sont ceux qui font du patriotisme une profession qui me font porter cette accusation. »

Au Kosovo, Bekim Kupina, conseiller de la présidente de la République Vjosa Osmani, a refusé par avance toute discussion territoriale. « La position de la présidente Osmani est bien connue. Nous n’acceptons et nous ne participerons à aucun dialogue affectant l’intégrité territoriale de la République du Kosovo », a-t-il déclaré à Gazeta Express. Pour sa part, l’ancienne Ministre des Affaires étrangères, Meliza Haradinaj-Stublla a demandé au Premier ministre Albin Kurti de sortir du silence. « Alors que cette carte monstrueuse alimente les spéculation des médias et des cercles diplomatiques, il est incompréhensible que le gouvernement de Pristina reste silencieux face à de telles revendications territoriales de l’Etat voisin et vieil ennemi, la Serbie. De telles cartes, même si elles ne circulent qu’officieusement, doivent tous nous alarmer, en particulier le Premier ministre Kurti, qui doit diriger le dialogue avec la Serbie. Il doit prendre le sujet au sérieux, et donner une réponse claire face à ces menaces portées à la souveraineté, à l’intégrité territoriale, à la paix et à la stabilité de notre pays », a écrit l’ancienne ministre sur son compte Facebook, également cité par Gazeta Express.

Le sociologue Dukagjin Gorani, qui a participé aux négociation entre la Serbie et le Kosovo, déplore l’absence de nouvelles options plus créatives. « Soit le Kosovo accepte la création de l’Association des communes serbes, soit il devrait s’engager dans des discussions géopolitiques régionales qui incluront une forme d’échange de territoires ou de rectification des frontières. Aucune des parties impliquées dans ce processus de négociation n’a avancé d’autre solutions, plus créatives… Chacun s’enferme dans sa tranchée, en attendant ce que va proposer la communauté internationale », a-t-il rappelé à la télévision Klan Kosova.

Selon Valon Murati, le président de Lëvizja për Bashkim, un petit parti qui milite justement pour un échange des territoires entre la Vallée de Preševo et le Nord du Kosovo, le non-paper slovène serait un ballon d’essai pour tester les réactions à l’idée d’une rectification de frontières. « Cela se reproduira régulièrement, tant les problèmes des Balkans n’ont pas été résolus. Je pense que l’initiative vient des plus hauts cercles dirigeants américaines ou européens, afin de prendre le pouls de l’opinion, voire les réactions, préparer le terrain », a-t-il déclaré à la télévision Dukagjini.

Le Monténégro, victime collatérale ?

Dans une analyse du non paper publiée par le quotidien Pobjeda, sous le titre « Et maintenant l’Europe, monsieur Janša ! », Miodrag Vlahović, ancien chef de la diplomatie monténégrine, affirme que le Premier ministre slovène ne jouerait en réalité que le rôle de « porte-parole de certains intérêts européens ». Selon lui, le document en question ressort « de vieilles recettes » préparant « un nouveau chaos balkanique », en tournant le dos à toutes les valeurs européennes. Miodrag Vlahović estime en effet que de nouvelles frontières ethno-confessionnelles mèneraient à la guerre, et il souligne que c’est précisément son caractère non-officiel qui rend ce document dangereux. La première victime de ce projet serait sans aucun doute la Bosnie-Herzégovine, mais la seconde pourrait bien être le Monténégro, placé en position de victime collatérale du heurt entre les deux nationalismes, le serbe et l’albanais, qui revendiquent ce territoire.

Miodrag Vlahović rappelle les déclarations répétées du président serbe Aleksandar Vučić durant ses discussions avec Hashim Taçi sur « un accord final avec les Albanais » - non pas avec le Kosovo ou avec l’Albanie mais bien avec « les Albanais ». Délimiter les territoires habités par les Albanais, suppose non seulement de partager le Kosovo pour conserver les monastères orthodoxes, mais aussi d’éliminer le Monténégro, de partager la Macédoine du Nord et le Sud de la Serbie. L’ancien ministre monténégrin des Affaires étrangères invite le Premier ministre slovène à se démarquer officiellement de ce document, dans l’optique de la présidence slovène du Conseil de l’Union européenne, qui commencera le 1er juillet. « En effet, nous pouvons nous attendre à une nouvelle spirale violente de l’histoire balkanique si ce non paper n’est pas officiellement rejeté par Bruxelles, Paris et Berlin, Washintgon et Moscou », conclut Miodrag Vlahović.

Dans les colonnes du quotidien serbe Danas, Dragan Bisenić rappelle, non sans humour, l’étrange boucle effectuée par Janez Janša, qui propose désormais « d’achever » le processus de dislocation de l’ancienne Yougoslavie. C’est en effet ce même Janša qui, il y a plus de 30 ans, en 1988, se trouva impliqué dans le « procès de Ljubljana », prémisse à l’éclatement de l’État commun. Entre temps, toutefois, Janez Janša a connu bien des métamorphoses, devenant un admirateur de Donald Trump et un émule de Viktor Orban.

Enfin, le réseau régional de l’Initiative des jeunes pour les droits humains (YIHR) rappelle dans un communiqué le sens véritable de tout projet envisageant de redéfinir les frontières des Balkans. « Au nom de cette politique, la vie de plus de 130 000 personnes a été sacrifiée dans les années 1990, et des centaines de milliers de personnes ont été expulsées dans le cadre des opérations de nettoyage ethnique, afin de créer des villages, des villes, des territoires et des États ethniquement purs. » L’YIHR dénonce également le silence de l’Union européenne face aux bruits de guerre qui se multiplient dans les Balkans.